Serge Zagdanski - Psychanalyste  
Membre de l'Association lacanienne internationale 
(Reconnue d'utilité publique)

 

Fonction de la lettre et du signifiant dans l’herméneutique juive ou Le dieu des Juifs est-il lacanien ?


Intervention de Serge Zagdanski au séminaire Fonction de la lettre et du signifiant en psychanalyse - Association lacanienne internationale - Avril 2014

« La vraie question n’attend pas de réponse. S’il y a réponse celle-ci n’apaise pas la réponse. Et même si elle y met fin, elle ne met pas fin à l’attente qui est la question de la question. Toute réponse doit reprendre en elle l’essence de la question, question qui n’est pas éteinte par qui y répond. »

Cette citation extraite du livre de Maurice Blanchot, L’entretien infini, (Gallimard) si elle m’apparaît comme paradigmatique de ce dont il va s’agir ce soir, introduit toutefois également une autre question : suis-je fondé à interroger la tradition juive, moins tradition du livre que tradition de l’interprétation et du commentaire du livre, dans sa relation à la psychanalyse ?

Je le pense et à plusieurs titres :
 
Parce que l’herméneutique juive, qui forme l’essentiel de la pensée hébraïque, me semble avoir produit une nouvelle raison au sens où Lacan l’entend dans L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud. Pour le Midrach, « l’hypothèse de base est que le texte met toujours en jeu une plurivocité de significations. Qui s’oppose on le voit à une lecture « grecque » : Aristote par exemple dans son Traité de l’interprétation dans l’Organon construit une logique de propositions fondée sur une axiomatique de l’universalité du sens, sur l’impossibilité de vouloir dire deux choses à la fois. » rappelle Marc-Alain Ouaknin,

Parce que le monothéisme juif n’est pas une religion mais une transmission, sens étymologique du terme tradition : transmission d’un texte et d’un « désir interprétatif » afférent. Et nous verrons que les Juifs lisent leur texte comme les analystes lisent celui de leurs patients.

Lacan, d’ailleurs, parlant du catholicisme, le précisera comme étant « la vraie religion » ce qui à mon sens implique qu’il n’y en aurait pas une autre. En tout cas pas le judaïsme.

Et parce que Freud et Lacan nous y encouragent. J’ai choisi à cet effet quelques passages, il y en a bien d’autres, qui jalonnent une proximité et une confrontation avec cette tradition jamais démenties.

Je vais commencer par rappeler quelques fondamentaux :

Pour la théologie juive, deux lois furent données à Moïse sur le Mont Sinaï :

. Une loi qui écrite, formant ce que l’on appelle le Tanakh (acronyme de Thora (loi), encore appelée Pentateuque, Néviim (Les prophètes) et Kétouvim (Les hagiographes) : c’est la Bible
La Thora : Berechit (Le commencement, en-tête), Chemot (Les noms, l’exode), Le Lévitique (Vayiqra, il appela), Les Nombres (Bamidbar Dans le désert), Le Deutéronome (Dévarim Les paroles)

. Une loi orale, qui est en fait une reformulation d’une loi pré orale, déjà observée par les premiers patriarches, en vue de sa transmission.

Cette loi orale a cinq objectifs, qui ne sont pas sans nous intéresser :
  1. Un objectif phonétique : l’hébreu est une langue consonantique, sans voyelles sous forme de lettres. Un même mot peut donc se lire de plusieurs façons selon sa vocalisation et donc adopter des sens différents. Par exemple, le racine BKR (Beit, Kouf, Rech) peut donner BoKeR qui signifie le matin ou BaKaR qui signifie le gros bétail, 
  2. Un objectif orthographique : si l’hébreu ne possède pas de voyelles, certaines consonnes aident toutefois à la lecture (matres lectionis) : aleph, hé, vav, youd. Elles peuvent être absentes ou présentes. La loi orale se doit de transmettre ces précisions orthographiques de grande importance,
  3. Un objectif syntaxique : en effet, le texte biblique n’est pas ponctué. On ne sait ni où commence ni où finit la phrase. La loi orale doit l’expliciter pour favoriser la transmission. 
  4. Un objectif méthodologique : selon la tradition, les règles de l’interprétation ont également été remises à Moïse, puis transmises oralement de génération en génération jusqu’à ce qu’elles parviennent aux sages du Talmud qui vont les systématiser. 
Ainsi, comme le précise Marc-Alain Ouaknin : « De la révélation à la loi écrite, les Sages possèdent un outil méthodologique authentique, leur permettant d’aller au-delà du texte écrit, « au-delà du verset » selon la formulation d’Emmanuel Levinas. La loi comporte dans sa révélation les ressources de son propre développement. Le texte est écrit de telle manière qu’il implique la nécessité d’être interprété, déployé. »
 
    5. Enfin, un objectif sémantique car, le texte devenu désormais lisible, le sens parfois technique des mots employés par Moïse nécessite une explication. 

Ainsi, peut-on avancer que l’herméneutique juive est à comprendre comme une linguistique.

Après le destruction du Temple et l’exil des Juifs de Palestine, cette loi va être progressivement retranscrite pour former le Talmud qui sera mis en forme sur sept siècles environ, du IIe siècle avant notre ère jusqu’au milieu du VIe.

Le Talmud

Il se compose de deux parties :
La Michna (Répétition) qui est le texte proprement dit et la Guémara qui en est son commentaire.

La Michna est un recueil de lois traditionnelles et de décisions embrassant l’ensemble de la législation civile civiles et religieuse.  Ce code auquel ont travaillé plusieurs générations de Maîtres appelés Tanaïm, fut définitivement rédigé vers la fin du IIe siècle par Rabbi Yéhouda Hanassi.
Il se compose de 6 ordres (Sédarim) qui se divisent à leur tour en 63 traités (Massékhet) puis en 524 chapitres (Pérek), et enfin en alinéas (Michna également)

Les six ordres (Chicha Sédré) qui ont donné l’acronyme Shas sont articulés autour de 6 thèmes

La terre : ordre intitulé Zéraïm ( littéralement Les semences) 
Le temps : ordre intitulé Moëd (littéralement Temps des rendez-vous) 
Le féminin : ordre intitulé Nachim ( littéralement des femmes) 
La société : ordre intitulé Nézikin ( littéralement des dommages) 
Le sacré : ordre intitulé Quodachim (littéralement des sacrifices) 
La mort : ordre intitulé Taharot (littéralement des choses pures) 

Sa langue est l’hébreu.
Un certain nombre de décisions des Docteurs n’ont pas été incorporées par Rabbi Yehouda Hanassi.
La plupart de ces décisions jugées moins importantes ou faisant double emploi ont été recueillies plus tard sous le nom de Braïtot (qui sont à l’extérieur) organisées comme la Michna.

L’ensemble de ces Braïtot constitue les Tossaftot (compléments) réunies dans un livre appelé Tosséfta.

La Guémara (Gamar = achevé) est un commentaire perpétuel qui suit la Michna dans toutes ses divisions et subdivisions.

On distingue deux commentaires différents pour le même texte de la Michna :

Le premier élaboré par les Maîtres des écoles situées en terre d’Israël qui constituera la Guémara de Jérusalem : on parlera de Talmud de Jérusalem.

 

Le second, fruit des recherches des maîtres des écoles situées en Babylonie qui formera la Guémara de Babylonie, postérieure à celle de Jérusalem. On parlera de Talmud de Babylone.

Voici une définition donnée par Arsène Darmesteter (1846-1888), philologue juif réputé de la fin du XIXe siècle, auteur avec Adolph Hartzfeld, professeur protestant du Dictionnaire général de la langue française du commencement du XVIIe siècle jusqu’à nos jours, paru en 1889, d’un cours de grammaire historique de la langue française paru en 1894 et d’un article paru en 1888, Le Talmud :

« Pénétrons plus avant dans la Ghemara et étudions en les divers caractères. Ce qui nous frappe d’abord c’est l’étendue du commentaire comparée à celle du texte. Il est telle Michna de cinq ou six lignes qui a 20 ou 30 feuillets d explications. Mais dans ce développement prolixe, Il ne faut pas s’attendre à trouver l’ordre lucide d’une magistrale exposition… la Ghemarra nous offre le plus souvent l’apparence d’une mer infinie de discussions, digressions, récits légendes, où la Michna qui attend son explication se trouve totalement noyée. En lisant ces pages…on croit assister au déroulement d’une immense rêverie qui ne connaitrait d’autres lois que celle de l’association des idées »


Cette citation ne peut manquer d’évoquer en écho ce commentaire de Freud que l’on trouve dans le chapitre VI de la Traumdeutung (L'interprétation des rêves, traduction en français par I. Meyerson PUF) consacré au travail du rêve. Evoquant le travail de condensation, il avance :

« Quand on compare le contenu du rêve et les pensées du rêve, on s’aperçoit tout d’abord qu’il y a eu là un énorme travail de condensation. Le rêve est bref, pauvre, laconique, comparé à l’ampleur et à la richesse des pensées du rêve. Écrit, le rêve couvre à peine une demie page ; l’analyse, où sont indiquées ses pensées, sera 6, 8, 12 fois plus étendue. Le rapport peut varier avec les rêves, mais ainsi que j’ai pu m’en rendre compte, il ne s’inverse jamais. »

J’y reviendrai un peu plus tard.

Par Talmud, il faut toutefois comprendre Michna, Guémara, Rachi (Rabbi Chlomo Itshaqui 1040-1105, ; vécut à Troyes) considéré comme le plus grand commentateur du Talmud et Tossafot.

Les premières éditions complètes datent du milieu du XVIe siècle et seront imprimées à Venise.

Si la langue de la Michna est l’hébreu, celle de la Guémara est un araméen « corrompu » On y retrouve toutefois de l’hébreu de différentes époques et parfois de l’hébreu presque classique.

Ainsi une page du Talmud peut contenir plusieurs langues ou plus exactement plusieurs époques d’une même langue.

On distingue deux puissants courants dans le Talmud :

La Halakha et la Haggada

« La Halakha c’est la prose, la Haggada c’est la poésie » précise Adin Steinsaltz, l’un des traducteurs du Talmud de Babylone en français. 

« La Halakha, règle, norma, c’est la Loi, ce sont les prescriptions et leurs commentaires, la Haggada c’est la légende, saga, au sens de c’était un on-dit, une affirmation sans autorité. La Halakha a un caractère sacré qui emporte le respect du croyant. Elle constitue le dogme et le culte. Elle est l’élément fondamental du Talmud. » poursuit-il.

Le Midrach

Si la Michna est une méthode d’exégèse indirecte, consistant en un enseignement de la Loi orale indépendamment de la base scripturaire sur laquelle elle s’appuie, il existe une méthode d’exégèse directe, le Midrach (Vient de daroch qui signifie commenter, interpréter, chercher, solliciter, enquêter.)

Constitué d’un ensemble de recueils totalement indépendants du Talmud, de nombreux textes peuvent toutefois coïncider car leurs auteurs sont les mêmes. On y distingue, comme dans la Michna, la Halakha et la Haggada.


Ainsi, il apparaît clairement que ce qui peut faire l’intérêt de ces textes, pour nous psychanalystes, c’est qu’ils renvoient à la question fondamentale de l’interprétation, donc à celle de la lettre et du signifiant dont nous savons leur relation avec l’inconscient. Il ne s’agit jamais de donner un sens, de se saisir du texte dans une signification dernière mais de permettre le jeu des signifiants à l’infini.

Dès la première séance du séminaire Les fondements de la psychanalyse, le 15 janvier 1964, s’interrogeant sur ce qu’il en serait justement des fondements de la psychanalyse, de la psychanalyse comme praxis Lacan avance :

« Je voudrais tout de suite éviter un malentendu. On va me dire : « De toute façon, c’est une recherche (il parle de la psychanalyse) ». Eh bien! là, permettez-moi d’énoncer… le terme de ‘recherche’, je m’en méfie.
Pour moi, je ne me suis jamais considéré comme un chercheur. Comme l’a dit un jour Picasso au grand scandale des gens qui l’entouraient, « Je ne cherche pas, je trouve ». Il y a d’ailleurs dans le champ de la "recherche", dite "scientifique", deux domaines qu’on peut parfaitement reconnaître : celui où l’on cherche, et celui où l’on trouve... »

Et il poursuit :

« Aussi bien, y a-t-il sans doute quelque affinité entre cette recherche et ce que j’ai appelé le versant religieux. Il s’y dit couramment: « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé*». Et trouvé est derrière. …. La recherche, en cette occasion, nous intéresse par ce qui dans le débat s’établit au niveau de ce que nous pouvons appeler, de nos jours, "les sciences humaines".

On voit comme surgir, sous les pas de quiconque trouve, ce que j’appellerais la revendication herméneutique qui est justement celle qui cherche, celle qui cherche la signification toujours neuve et jamais épuisée — qui serait, au principe, menacée d’être coupée dans l’œuf par celui qui trouve !

Or cette herméneutique, nous autres analystes y sommes intéressés parce ce que ce que l’herméneutique se propose comme voie de développement de la ‘‘signification’’, c’est quelque chose qui n’est pas, semble-t-il, étranger, en tout cas, qui dans bien des esprits se confond avec ce que nous analystes appelons « interprétation». Et par tout un côté il semble que, si tant est que cette interprétation n’est pas du tout peut-être dans le même sens que ladite herméneutique, l’herméneutique s’en accommode, voire s’en favorise assez volontiers... 

Le versant par où nous voyons tout au moins un couloir de communication entre la psychanalyse et ce que j’ai appelé le registre religieux, de l’avoir ouvert ici n’est point sans importance. Nous le retrouverons en son temps. »


* Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne m’avais trouvé. Blaise Pascal – Pensées 

Passons maintenant aux règles d’interprétation.
Quelles en sont donc les principes et les règles, tels qu’ils ont été établis par les Sages du Talmud et qui régissent tant le Talmud que le Midrach.

En premier lieu, on distinguera différents niveaux de signification.

Il s’agit là d’une exigence de la tradition hébraïque que de se déprendre de l’illusion de la possession du sens, du sens du texte s’entend. 
Car c’est pour elle, le rempart contre toute tentation d’idolâtrie, idolâtrie du texte qui conduit nécessairement à l’idolâtrie divine : en effet, pour cette tradition, Dieu et le Texte ne font qu’un.

Ces niveaux sont au nombre de 4 :

Pschat : sens simple ou littéral ; 
Rémèz : sens allusif ;
Drasch : sens sollicité ;
Sod : sens caché ou secret (cf la Kabbale)

Les initiales donnant Pardès, paradis ou verger.

Toutefois, il n’existe aucune règle précise d’utilisation du Pardès. Chacun aurait sa propre définition du Pchat ou du Drach.

Quant aux règles d’interprétation proprement dites, on distinguera :

1° Celles établies par Rabbi Aglili au nombre de 13 pour interpréter la Halakha – pour l’essentiel issues de celles d’Hillel – Maître du Talmud de la fin du 1er siècles avant JC - et les 32 règles de Rabbi Ishmaël pour interpréter la Haggada.

 Je vais toutefois vous en indiquer trois :

. La règle de la première occurrence : la force d’une parole, d’un propos ou d’une situation tire sa force de sa première émergence. Quand on souhaite comprendre un mot ou une situation, on se demande quand il/elle apparaît pour la première fois. Le Talmud l’applique systématiquement pour produire de l’intersexualité.

. L’amphibologie : tous les mots en hébreu, sans exception, ont toujours au moins deux significations. 

Par ex. Maimonide dans Le Guide des Egarés (Tome 2, chapitre 10) dit : le mot èts signifie en hébreu « arbre ». Mais « èts » signifie aussi « donner un conseil » et donne donc le mot « le conseil » 

Et il ajoute : on dit que Job, personnage littéraire, qui n’a jamais existé, habite le pays de Outs, ce qui signifie le pays où les gens sont suffisamment intelligents pour donner des conseils.

Ainsi si un mot a au moins deux significations, quand on lit un texte, on lit deux textes.

. Le Tsérouf ou combinatoire ou dimension anagrammatique du langage. 

Comme nous l’avons vu, chaque mot en hébreu appartient majoritairement a une racine trillitaire, i.e. de 3 lettres permettant 6 permutations possibles ( 3 factorielle ou 3x2x1)

Prenons Boker le matin évoqué plus haut : Beth, Kouf, Rech (B K R )

On peut aussi écrire Beth, Rech, Kouf (B R K)

Ou encore Rech, Kouf, Beth (R, K, B) 

Cette permutation s’appelle le Tserouf

Prenons maintenant un exemple de Midrach

On se rappellera que le Midrach est une invention créative - n’est pas figé dans la signification. Une relecture du même passage peut générer une autre interprétation.

Je vous rappelle la citation de Freud que j’évoquais il y a quelques instants : « Quand on compare le contenu du rêve et les pensée du rêve, on s’aperçoit tout d’abord qu’il y a eu là un énorme travail de condensation. Le rêve est bref, pauvre, laconique, comparé à l’ampleur et à la richesse des pensées du rêve. Nous avons déjà indiqué que l’on n’est jamais sûr d’avoir complètement interprété un rêve ; lors même que la solution paraît satisfaisante et sans lacunes, il est toujours possible que ce rêve ait encore un autre sens. »

Le Midrach que je vous propose se trouve dans un ouvrage intitulé Pirké, attribué à Rabbi Eliezer – l’un des plus grands sages du Talmud et est rapporté par Marc-Alain Ouaknin dans l'une de ces conférences, Comment créer l'odeur du paradis ?

Dans le chapitre XVIII de la Genèse, verset 1, Abraham qui a été circoncis au chapitre précédent est encore affaibli ; il est au 3e jour qui suit l’opération et se repose assis devant sa tente. Trois hommes se présentent à lui : « L’éternel se révéla à…l’arbre. J’irai prendre …fais des gâteaux. »

On se souvient que arbre et conseil sont le même mot et ainsi le texte prend d’emblée une dimension toute différente. 

Il y a à ce moment une rupture dans le texte : « Puis Abraham courut au troupeau, choisit une jeune taureau tendre et bon et le donna au jeune homme. Et leur servit »

Le Midrach va s’intéresser à un point essentiel du texte, et formuler une grande question métaphysique : « Mais où donc sont passés les gâteaux ? »

Abraham a demandé à Sarah de préparer des gâteaux alors qu’il présente finalement aux invités un veau accompagné de lait et de crème fraîche.

En posant cette question, on rentre dans le Midrach. 

Dans le Pirké de Rabbi Eliezer, (p.36) Rabbi Yéhouda dit : « Abraham conclut une alliance avec les peuples du pays : lorsque les anges se révélèrent à lui, Il pensait que c’étaient des voyageurs du peuple de la contrée. Il courut à leur rencontre et voulu leur faire un grand festin. Il dit à Sarah de leur confectionner un repas, donc un repas de gâteaux. Mais pourquoi n’a-t-il pas servi les gâteaux ?3

Le Midrach se saisit de cette disparition et commente – l’analogie avec le texte des rêve est ici saisissante - : alors qu’elle pétrissait la pâte des gâteaux, Sarah aperçut du sang de ses règles – on note qu’à l’âge de 90 ans, Sarah a un retour de ses règles. À cette époque une femme qui avait ses règles ne faisait pas la cuisine en vertu des commandements sur l’impureté. Donc, on ne va pas donner les gâteaux. 

Alerté par sa femme qui s’étonne toutefois d’avoir de nouveau ses règles, Abraham malgré sa vieillesse – 100 ans - et sa fatigue, courut pour aller chercher un veau.

Le Midrach commente : « Mais le veau s’enfuit de devant lui et entra dans la caverne de Ma’hpela. Il s’y introduisit à sa suite et trouva Adam et Ève couchés sur leur lit qui dormaient. Des bougies étaient allumées au-dessus d’eux et une odeur suave de paradis les entourait comme une senteur agréable. Pour cette raison, Abraham désira avoir la caverne de Ma’hpéla comme possession sépulcrale. »

Les Maîtres du Midrach l’ont inventé à partir des trois règles d’interprétation que nous avons vues antérieurement : la règle de la première occurrence, celle de l’amphibologie, celle de la permutation des lettres.

Quel est le sujet principal de ce passage : c’est la visite qui est faîte par les anges, en l’occurrence les hommes, à Abraham, malade, au 3e jour de sa convalescence.

Comment s’interprète ce passage ?

Il faut revenir à l’hébreu : le thème générique de ce passage c’est Bikour Holim qui signifie visite aux malades. (Levaker signifiant rendre visite.)

La racine de BiKouR c’est Beth Kouf Rech ;

Utilisons donc la première règle d’interprétation qui est la « règle de la première occurrence. »

Où apparaît pour la première fois dans le texte biblique cette racine Beth Kouf Rech ? Dans la Genèse (1, 5) récit de la création : Vayéhi érèv, vayéhi boker, yom ehad : il fut soir, il fut matin, un jour.

Le mot BoKeR qui signifie le matin est de la même racine que BiKouR dont on a vu qu’il signifiait rendre visite.

On est déjà en même temps dans une deuxième règle d’interprétation où une racine a deux significations. Toutefois, quel rapport entre « le matin » et « rendre visite » ? Le matin est le moment qui apporte de la lumière, plus de lumière que la nuit.

La visite est donc à entendre selon le Talmud comme « expérience matinale », expérience qui apporte à celui auquel on rend visite plus de lumière. La Thora précise d’ailleurs que le matin doit être pensé comme lumière.

Revenons en à nos gâteaux : les gâteaux ont donc disparu et apparaît à leur place « le gros bétail », le veau, qui se dit en hébreu BaKaR (Beth Kouf Rech)

Récapitulons : BiKouR, BoKeR, BaKaR, Beth Kouf Rech dans les 3 cas.

Abraham court donc après un veau qui s’enfuit vers la caverne de Mah’péla qui est le lieu où sont enterrés Adam et Eve. Il s’agit donc d’un tombeau. Se pose alors la question : mais d’où sort ce tombeau alors qu’on avait un veau qui court ?

C’est très simple : le tombeau se dit en hébreu KéVèR, (Kouf, Vav, Rech) qui est l’anagramme de BaKaR ( Beth et Veth étant la même lettre en hébreu)

Ainsi la visite BiKouR fait naître le veau BaKaR qui fait naître le KéVèR.

Si on poursuit la mise en mouvement des lettres, KéVèR fait naître BaRaK qui signifie éclair.

Donc dans le ciel il y a un éclair, donc la lumière : ainsi s’éclaire (sans jeu de mots) le texte :

« Il s’y introduisit à sa suite et trouva Adam et Ève qui dormaient allongés sur leur lit. Des bougies étaient allumées au-dessus d’eux… » donc la lumière des bougies.

D’où vient cette lumière dans la caverne : du BaKaR qui est KéVeR ?
Et cette odeur suave qui renvoie à l’odeur du paradis : si on continue le Tserouf, la permutation des lettres, le BaRaK devient RaKaV qui signifie « pourri ».


Le Midrach procède alors par antonymie et la mauvaise odeur, celle du pourri est à comprendre comme son antonyme et devient ainsi la bonne odeur. On continue la permutation et RaKaV donne RaVaK qui signifie s’engraisser, engraisser, se gorger, gaver. Engraisser renvoie à la crème, au lait : donc au texte quand il dit « et il leur donna le veau préparé avec de la graisse, du lait… »

Ainsi en suivant les six permutations possibles on se met en accord avec la règle de la première occurrence, puis avec celle du double sens des mots – l’amphibologie – et on peut construire le Midrach.


Dans ce même chapitre de la Traumdeutung que j’ai précédemment évoqué et consacré au travail du rêve, et plus précisément à la condensation, Freud, après être revenu sur le rêve de l’injection faîte à Irma apporte un autre rêve

« Une de mes malades me communique un rêve bref qui s’achève par une combinaison de mots dépourvue de sens : Elle assiste avec son mari a une fête paysanne et dit : « Tout cela aboutira à un MAISTOLLMÜTZ général.»

L’analyse décompose le mot en ( en allemand)

MAIS (maïs) – TOLL – MANNSTOLL (nymphomane) - OLMÜTZ

Le mot MAIS (maïs) renferme un rappel des mots : MEISSEN - allusion à une porcelaine de Saxe, de la ville de Meissen – MISS (une Anglaise partie pour OLMÜTZ) et MIES – mot de Yiddish signifiant dégoût –

Et Freud de conclure : « une longue chaîne de pensées et d’associations partait de chacune des syllabes de ce Wortklumpe (mot bloc ?) Page 257

Un peu plus loin, il évoque un autre rêve, celui d’un certain Marcinovski–il s’agit très certainement du neurologue allemand Johannes Marcinovski dont Carl Gustav Jung avait attiré l’attention de Freud sur ses écrits, très favorables à la psychanalyse. Voici le rêve qu’évoque Marcinovski :

« Ce matin, entre le sommeil et la veille, j’eus une très jolie condensation de mots. Au courant d’une quantité de fragments de rêve difficiles à se rappeler, je fus arrêté par un mot que je voyais moitié écrit et moitié imprimé. Ce mot était ERZEFILISCH et il appartenait à une phrase qui demeura seul dans mon souvenir : cela agit ERZEFILISCH sur la sensibilité sexuelle.

Je sus aussitôt que le sens était ERZIEHERISCH (d’une manière éducative), je n’étais pas bien sûr d’ailleurs que ce ne fut pas ERZIFILISCH (consonne avec SYPHILIS). À ce propos je tombais sur le mot syphilis… et je cherche à comprendre comment ce mot pouvait entrer dans mon rêve, Alors que cette maladie ne concernait ni moi ni ma profession.Mais le mot ERZAEHLERISCH (qui signifie en racontant, de ERZHÄLEN) expliquait à la fois le e et le motif du rêve. Notre gouvernante (ERZIEHERIN en allemand) m’avais demandé la veille au soir de lui parler du problème de la prostitution ; désirant agir d’une manière éducative (ERZIEHERISCH) sur sa sensibilité encore incomplètement développée, après avoir parlé (ERZÄHLT) du problème lui-même, je lui remis le livre de Hesse, Uber die Prostitution. Ce fait me fit comprendre qu’il ne fallait pas prendre syphilis dans son sens textuel (littéral), mais dans le sens de poison et ayant trait à la vie sexuelle. Ainsi, le sens de la phrase est très logique : par mon récit (ERZHÄLUNG), j’ai agi sur notre gouvernante (ERZIEHERIN) d’une manière éducative (ERZIEHERISCH) et je redoute que cela ait été pour elle un poisson. ERZEFILISCH = ERZÄH – (ERZIEH - ) ERZEFILISCH (différence entre le texte allemand ERZEFILICH et la traduction française ERZIFILISCH)

Dans la longue interview donnée à la radio belge en 1970 et publiée sous le titre de Radiophonie,

Lacan avance : 

« Un temps encore pour ajouter à ce dont Freud se maintient, un trait que je crois décisif : la foi unique qu’il faisait aux Juifs de ne pas faillir au séisme de la vérité. Aux Juifs que par ailleurs rien n’écarte de l’aversion qu’il avoue par l’emploi du mot : occultisme, pour tout ce qui est du mystère.

Pourquoi ? Pourquoi sinon de ce que le Juif depuis le retour de Babylone, est celui qui sait lire, c’est-à-dire que de la lettre il prend distance de sa parole, trouvant là l’intervalle, juste à y jouer d’une interprétation.

D’une seule, celle du Midrach qui se distingue ici éminemment.

En effet pour ce peuple qui a le Livre, seul entre tous à s’affirmer comme historique, à ne jamais proférer de mythe, le Midrach représente un mode d’abord dont la moderne critique historique pourrait bien n’être que l’abâtardissement.

Car s’il prend le Livre au pied de sa lettre, ce n’est pas pour la faire supporter d’intentions plus ou moins patentes, mais pour, de sa collusion signifiante prise en sa matérialité : de ce que sa combinaison rend obligé de voisinage (donc non voulu), de ce que les variantes de grammaire imposent de choix désinentiel, tirer un dire autre du texte : voire à y impliquer ce qu’il néglige (comme référence), l’enfance de moïse par exemple. »

Et dans la leçon du 9 avril 1970 de son séminaire contemporain L’envers de la psychanalyse :

« Il y a quelqu'un qui… paraît essentiel, essentiel à l'intérêt que nous, analystes, devons porter à ce qu'il en est de l'histoire hébraïque et de ce qui fait que l'analyse n'était peut-être pas concevable à être née ailleurs que de sa tradition.

Et quelqu'un qui y est né et qui… comme je vous l'ai souligné …insiste sur ceci qu'il n'a proprement confiance… pour faire avancer dans le champ qui est celui qu'il a découvert …justement qu'en ces juifs qui savent lire depuis assez longtemps et qui depuis assez longtemps vivent - c'est le Talmud - de la référence à un texte. »

Et dans la leçon suivante :

« Et disons que, à tout prendre, je me suis senti à la pensée de manier ce que nous avons bien été forcés de manier, à savoir des lettres hébraïques, si la dernière fois, j'ai inséré dans ce texte que je vous ai lu ce qu'est la définition du Midrash qui est celui d'un rapport à l'écrit, soumis à certaines lois qui nous intéressent éminemment, puisque c'est…comme je vous l'ai dit dans l'intervalle …d'un certain rapport à l'écrit, à une intervention parlée qui y prend appui, qui s'y réfère. L'analyse toute entière, j'entends la technique analytique, peut d'une certaine façon s'élucider de cette référence, être considérée comme ce jeu, appelons le entre guillemets « d'interprétation » puisque le terme est employé à tort et à travers depuis qu'on nous parle de « conflits des interprétations », par exemple. »

On aura compris que la tradition juive s’organise autour d’un texte, révélé, qui ne vaut que par l’interprétation permanente qui en faite. Un texte qui ne peut pas ne pas évoquer le texte de nos patients quand ils se plient à la règle de l’association libre où quand ils viennent à évoquer leurs rêves.

Et inversement, l’interprétation des rêves telle que Freud la préconise ne manque de renvoyer à l’herméneutique juive. Je le cite :

« Chaque analyse fournirait des exemples prouvant que les plus petits détails sont indispensables pour l’interprétation des rêves et qu’en les négligeant on s’expose à ne pas aboutir. Nous avons en interprétant les rêves accordé la même attention à chaque nuance des termes dans lesquels ils nous étaient rapportés ; même lorsque nous rencontrions un monde dépourvu de sens ou insuffisant, semblant indiquer qu’on ne trouvait pas de traduction exacte du rêve, nous avons respecté cette lacune. Bref nous avons traité comme un texte sacré ce qui, d’après nombre d’auteurs, serait une improvisation arbitraire édifiée à la hâte en un moment d’embarras. »

Ce passage se trouve dans le chapitre VII, Psychologie des processus du rêve 1° L’oubli des rêves à la (page 437

De même, la question des voyelles dont on se souvient qu’elles n’existent pas en hébreu, en tout cas comme lettres, ne peut manquer de nous renvoyer à ce court texte de Freud paru en 1911 et que l’on trouve dans Résultats, idées problèmes tome 1 (page 169).

Ce texte s’intitule La signification de l’ordre des voyelles :

« Il a été à coup sûr souvent contesté que, dans les rêves et les idées qui nous viennent, des noms qui se dérobent doivent, comme l’affirme Stekel, être remplacés par d’autres qui n’ont de commun avec eux que l’ordre des voyelles. Pourtant l’histoire des religions fournit sur ce point une analogie frappante. Chez les anciens Hébreux, le nom de dieu était« tabou » ; il ne devait être n’y prononcé ni transcrits… cet interdit fut si bien maintenu que la vocalisation des quatre lettres du nom de Dieu Yod Hé Vav Hé – le tétragramme - est aujourd’hui encore inconnu. Le nom est prononcé Jéhovah du fait qu’on lui attribue les signes vocalique du mot non interdit Adonaï (seigneur) »

Toutefois, et je terminerai là-dessus, si les modalités de l’interprétation apparaissent pour certaines comme analogues dans la tradition juive et dans la psychanalyse, la finalité est elle, toute différente. 

Certes, le Midrach propose une logique de l’ambiguïté, de la plurivocité, de l’équivocité : « un mot est toujours plus qu’un mot » Mais comme le précise Marc-Alain Ouaknin « La conception talmudique de l’interprétation implique une lecture infinie du texte et l’impossibilité d’épuiser son sens. Elle implique personnellement l’interprète qui est littéralement inter-essé par le texte qu’il commente et comprend. »

Pour le psychanalyste, l’interprétation n’est pas ouverte à tous les sens : comme le précise Lacan dans sa leçon du 17 juin 1964 du séminaire Les fondements de la psychanalyse : 

« …loin qu’on puisse dire que l’interprétation, comme on l’a écrit, est ouverte à tout sens puisqu’il ne s’agirait que de la liaison d’un signifiant à un signifiant et par conséquent d’une espèce de liaison folle, il est tout à fait inexact de dire que l’interprétation est ouverte à tout sens. C’est concéder, je dirais, à nos objecteurs, à ceux qui parlent le plus souvent contre les caractères incertains de l’interprétation analytique, leur concéder qu’en effet, toutes les interprétations sont possibles. Ce qui est proprement absurde, ce n’est pas parce que j’ai dit que l’effet de l’interprétation, car je l’ai dit dans mon dernier ou avant-dernier discours, est d’isoler, de réduire, dans le sujet, un cœur, un Kern — pour s’exprimer comme Freud, de non-sense, de non-sens, que l’interprétation est elle-même un non-sens.

L’interprétation est un signifié, une signification qui n’est pas n’importe laquelle, qui vient ici à la place du S et renverse justement le rapport qui fait que le signifiant, dans le langage, a pour effet le signifié. Elle, l’interprétation significative, a pour effet de faire surgir un signifiant irréductible.

L’interprétation donc, il est bien clair qu’elle n’est pas ouverte à tous les sens, qu’elle n’est point n’importe laquelle, qu’elle est une interprétation significative et qui ne doit pas être manquée. Ce qui n’empêche pas que ce n’est pas cette signification qui est pour le sujet, pour l’avènement du sujet, essentielle, mais qu’il voit - au-delà de cette signification - à quel signifiant… non-sens, irréductible, traumatique, c’est là le sens du traumatisme…il est, comme sujet, assujetti. »

Me voici arrivé au terme de ce parcours, qui reste toutefois superficiel, et qui aurait mérité de plus amples développements : j’ai par exemple volontairement écarté la Kabbale, qui est le versant mystique, ésotérique de la pensée juive, mais dont toutefois les règles d’interprétation sont identiques – j’aurais pu évoquer la guématria qui accorde une valeur numérique à chaque lettre de l’alphabet hébreu fournissant, là encore, un outil interprétatif dans une confrontation numérique qui conduit à une analogie signifiante.

J’aurais pu évoquer la dimension midrachique, revendiquée comme telle, de l’œuvre de cet immense
écrivain qu’est Franz Kafka.

J’espère toutefois avoir pu vous sensibiliser aux analogies que je crois incontestables entre l’herméneutique juive et le travail auquel nous sommes soumis comme analystes.

Analogies qui ne peuvent que nous conforter dans l’importance que nous accordons, après Freud et Lacan, à la lettre et au signifiant dans leur relation à l’inconscient : c’est ce qui fait, à mes yeux, la dimension radicalement subversive de la psychanalyse et sa valeur.

Et j’y vois pour ma part une des raisons de la désapprobation, et c’est un euphémisme, que la psychanalyse et les tenants de la tradition juive suscitent.

Mais cela fera peut-être l’objet d’un autre travail. Je vous remercie.

 


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