Serge Zagdanski - Psychanalyste  
Membre de l'Association lacanienne internationale 
(Reconnue d'utilité publique)

 

Phobique, vous avez dit phobique ?


Les cliniciens ne manqueront pas d'être intéressés par un nouveau symptôme apparu dans le champ social : la phobie administrative. Après ceux d'islamophobie, d'homophobie, de judéophobie...
Depuis que l'un de nos secrétaires d'Etat a été pris la main dans le sac, le syntagme fait flores.
Et nos plumitifs de se précipiter sur cette maladie qui consisterait à ne pas payer ses impôts, son loyer, à ne pas déclarer l'immatriculation de sa société à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) comme l’exige la loi…Entre autres.

Car on assiste du coup au "coming out" de ceux qui se reconnaissent dans la description détaillée que l'on nous soumet. 

"Le grand quotidien du soir" nous apprend ainsi « qu'on raconte enfin ce qu'on a toujours tu. Les contraventions accumulées au fond de la boîte à gants, les avis de passage du facteur égarés au fond d'une poche, les lettres de la banque jamais ouvertes dans une chemise à élastiques... Cadre dans une entreprise prospère, une pimpante mère de deux adolescents, très en retard dans le règlement de ses impôts, avoue monter tous les soirs ses escaliers le ventre noué, tant elle redoute de trouver sa porte barrée de scellés ou forcée par un huissier. Un éditeur parisien avoue que ce "magma d'enveloppes fermées " qui gît au fond de son appartement commence à le dégoûter : " Je me sens envahi. " " Je n'ouvre mon courrier qu'une fois tous les six mois, pourquoi je le ferais avant ? Je sais ce qu'il y a dedans ", explique de son côté, impassible, un intermittent. Deux fois par an, menacé de radiation par les Assedic, il passe enfin le week-end terré chez lui, " tapisse son salon " de formulaires imprimés et n'en sort que son courrier trié, fier, soulagé. Pas toujours suffisant. Car l'étape fatale est parfois juste celle de l'enveloppe à poster. »

Et comme il se doit en l'occasion, "l'expert" est appelé à la rescousse : « Ces jours derniers, les psychiatres interrogés se sont souvent élevés contre l'expression du député. Impossible de se revendiquer phobique à moins d’être un grand dépressif lourdement traité. (sic)

Pour le professeur Paul Denis, psychiatre et psychanalyste, considéré par ses pairs comme le spécialiste des phobies, "la phobie est une peur irrationnelle, mais aussi le symptôme d'un trouble plus général, la projection d'une angoisse intérieure. On peut être phobique des animaux, de la foule, d'une partie de son corps... Pourquoi pas de la contrainte ?" Dans la prochaine réédition de son livre, il se promet d’ajouter quelques lignes. Et cherche un mot pour ce mal de la rentrée. Pourquoi pas "phorophobie" - du grec phoros ("tribut", "impôt") - pour cette phobie administrative ? En prenant un nom savant, l'angoisse de la paperasse vient de gagner ses lettres de noblesse. »

La psychanalyse s'est très tôt intéressée à la phobie - vient de phobos qui signifie en grec crainte, haine ou peur maladive - qu'elle présente comme une névrose. On se rappellera que Freud délimite trois structures psychiques, qu'il n'y a pas lieu de contester, et qui sont la névrose, la psychose et la perversion.

Dans l’un de ses premiers articles, paru en 1895 sous le titre Les psychonévroses de défense- Die Abwehr Neuropsychosen - sous-titré Essai d'une théorie psychologique de l'hystérie acquise, de nombreuses phobies, obsessions, et de certaines psychoses hallucinatoires, il indique que « l'étude approfondie d'un certain nombre de malades nerveux atteints de phobies et d'obsessions m'a conduit à une tentative d'explication de tous ces symptômes qui m'a permis ensuite de deviner avec succès, dans de nouveaux cas, l'origine de représentations pathologiques de la même espèce. »1

Cette étude lui a ainsi révélé une analogie avec la névrose hystérique : les patients se trouvent confrontés dans leur vie à l’impossibilité de concilier une représentation suscitant un affect pénible avec leur moi. Par exemple, le désir ressenti par une gouvernante pour son patron et qui va décider de chasser de son esprit cette idée qui lui parait inconciliable avec sa fierté.

Ne réussissant pas à « oublier » cette représentation, le moi du sujet se propose de la traiter comme « non arrivée ». Mais devant l’impossibilité d’une telle tâche, il transformera « cette représentation forte en représentation faible » c’est à dire « désaffectée », la somme d’excitation qui lui est attachée étant conduite vers une autre utilisation.

Dans le cas de l’hystérie, « la représentation inconciliable est rendu inoffensive dans le fait que la somme d'excitation est reportée dans le corporel, processus pour lequel je proposerai le nom de conversion. » 2

Dans le cas de la phobie et de l’obsession, il n'y a pas de conversion de l'excitation psychique en innervation somatique : l’affect demeure avec toute son intensité mais s'est déplacé vers une autre représentation, la représentation d'origine - très fréquemment à connotation sexuelle - devenant inconsciente. L'angoisse générée par la première représentation se trouve ainsi libérée et peut se fixer « sur les phobies communes de l'être humain, animaux, orage, obscurité… ou sur des choses dont on ne peut méconnaître qu'elles sont associées d'une certaine façon avec le sexuel: urination, défécation, ou bien souillure et contagion en général. »3

Le processus analytique consistera donc à rendre consciente la représentation refoulée.

Ce qui est essentiel dans le processus mis à jour par Freud, c’est la déconnection totale entre l’objet de la phobie et celui générateur originellement de l’angoisse.

L’analyse et la guérison d’une phobie chez un petit garçon de 5 ans, celles du petit Hans, confirment cet état de fait. Sa phobie des chevaux ne se comprendra qu’en introduisant la dialectique phallique avec la mère. 4

On comprendra aisément que les théories cognitivo-comportementales qui proposent une « senbilisation » progressive du patient sont sans objet. Ou plus exactement, à côté de l’objet.

Car comme le rappelle Lacan dans la leçon du 21 novembre 1956 de son séminaire intitulé cette année-là La relation d’objet, il ne saurait y avoir une « pure et simple cooptation de l’objet avec une certaine demande du sujet. L’objet a un tout autre rôle, il est, si l’on peut dire, placé sur fond d’angoisse. » 5

Et il poursuit :

« Freud et tous ceux qui ont étudié la phobie avec lui et après lui, ne peuvent manquer de montrer qu'il n'y a aucun rapport direct entre l’objet et la prétendue peur qui colorerait de sa marque fondamentale en le constituant comme tel, comme un objet primitif. (Souligné par moi) Il y a au contraire une distance considérable entre la peur dont il s’agit, et qui peut bien être dans certains cas une peur primitive , et ne pas l’être dans d’autres, et l'objet qui est très essentiellement constitué, pour, cette peur, la tenir à distance. L’objet enferme le sujet dans un certain cercle, un rempart, à l’intérieur duquel celui-ci se met à l'abri de ses peurs. L'objet est essentiellement lié à l'issue d'un signal d'alarme. Il est avant tout un poste avancé contre une peur instituée. La peur donne à l’objet son rôle à un moment déterminé d'une certaine crise du sujet, qui n'est pas pour autant typique, ni évolutive. » 6

Quant à la prolifération des phobies telle qu’une certaine nosographie veut bien nous les présenter, il convient d’opposer une distinction clinique fine entre phobie, idées obsédantes - également appelées obsessions - et angoisse qui est elle à situer du côté du désir : le désir et l’angoisse ayant la même structure.

Enfin, comme toujours, les conjectures et diagnostics dans lesquels se perdent nos « spécialistes » sont invalidés par la grande leçon de la psychanalyse : on ne sait rien d’un(e) patient (e) sauf à ce qu’il (elle) vienne vous parler.

 

1 Sigmund Freud, Les psychonévroses de défense in Névrose, Psychose et perversion, PUF, Paris, 1981, page 1
2 Ibid. page 4
3 Ibid. page 9
4 Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, PUF, Paris, 1975, page 94
5 Jacques Lacan, Le Séminaire, La relation d’objet, Seuil, Paris, 1994, page 22
6 Ibid. page 22

 


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